FELIX TRUZE

Textes de Frédéric Guidon

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Deux tableaux de 2017, « La carte bancaire » et « La mort a enfin sonné » peuvent être considérés comme formant un diptyque car ils s’apparentent par leur facture, que de plus l’on ne retrouve dans aucun autre tableau de Félix. Ils forment donc un isolat des plus singuliers.

Tous deux sont dominés par le noir sur lesquelles semblent flotter quelques formes colorées éparses, parmi lesquelles domine à son tour le jaune, seule autre couleur à s’imposer immédiatement à l’œil dans les deux tableaux.

Outre ce système chromatique particulier, qui dans un premier temps pourrait passer pour assez élémentaire, il faut encore noter que cette impression d’ « objets » qui « flotteraient » sur un « fond noir », comme si d’abord la toile avait été recouverte uniformément de ce noir, puis cette surface noire « décorée » de formes colorées,  pourrait aussi bien être contredite par l’impression contraire : la toile aurait pu tout aussi bien être peinte d’abord en couleurs, puis cet état originel avoir été ensuite recouvert partiellement de noir. Les deux interprétations sont possibles et au vu, seulement, de reproductions de ces deux tableaux, qui forcément « aplatissent » et « égalisent » complètement l’image, le choix entre ces deux hypothèses demeure indécidable.

Voir ces tableaux « en vrai » permettrait peut-être de déterminer à la vue (ou au toucher) si le noir recouvre les couleurs ou si ce sont les couleurs qui recouvrent le noir. Une coulure de noir, néanmoins, sur la forme colorée, fait penser que s’agissant au moins de « la mort a enfin sonné », le noir soit venu après.

Mais rien n’empêche non plus de penser que ces deux mêmes procédés n’aient été employés conjointement, des formes ayant très bien pu être peintes sur un fond noir, puis celles-ci recouvertes partiellement, « redessinées », voire même effacées.
 

D’abord, du site, je dirai qu’il est très beau, très sobre, rien de trop, rien qui manque : les œuvres, les dates, le titre, le format, le medium, le retour en haut de page après défilement. On ne demande rien d’autre. On ne demande que cela. Souvent on ne l’a pas. Presque jamais.

Mais puisqu’ici on l’a, regardons. Et parlons de ce que l’on voit. Regardons et écoutons. Car il y a la peinture. Et il y a les titres des tableaux.

À première vue, deux périodes : 2016, l’année de formation, à la gouache, sur papier. Puis, 2017-2020, la maturité précoce, à l’acrylique, sur toile.

Dans les premiers travaux, sur papier, la palette se caractérise par un recours spontané à la couleur primaire. On pense – est-ce voulu ? – au premier Kandinsky abstrait (« Voyage spatial » ; « Le chevauchement au centre de la terre » ; « J’ai coincé la chair de ta mère entre mes dents » ; « J’ai mal »). On pense aussi à Macke.

Est-ce voulu ou est-ce le hasard ?

Ou la nécessité qui préside aux premiers commencements et qui fait repartir à zéro, au zéro du tube primordial ?

On pense aussi à Klee (« Mythologie des monstres prisonniers » - allégorie orphique d’une caverne néo-platonicienne) ; à ce Klee faussement naïf, faussement simpliste, le Klee végétal aux arbres triangulaires et bleutés. Premier tableau, encore un peu figuratif, avant l’abandon soudain et définitif à la forme pure, à l’ivresse chromatique. À l’amour des couleurs, d’abord chaudes.
Viendront bientôt les froides : Paysage » ; « Fécondation entre mâle et femelle » ; « Taureau » ; « Miro 1 » ; « Stargate stromatro » ; « Miro 2 ».

Ici c’est plutôt à une sorte de « peinture calligraphique » que l’on semble avoir affaire. Ce qui est ici produit est un effet d’ « écrit sur le noir ». Le système chromatique est encore autre. Dominent les couleurs froides. L’esthétique se fait « arabisante ». Ainsi isolé, apparaît peut-être surtout à quel point est magnifique ce bleu, si intense, si lumineux, extraordinairement mis en valeur par son voisinage avec ces autres bleus très pâles, ce noir, ces gris, ces bruns, ce rosé.Il est très curieux de constater que ce bleu n’a pas la même puissance visuelle, selon que l’œil se concentre sur la partie gauche du tableau, où ce bleu domine ;ou s’il embrasse l’ensemble du tableau où le bleu joue alors comme « couleur primaire », parmi les autres, le jaune, et le rouge (orangé), alors qu’en ce « lieu » du tableau le pouvoir chromatique du bleu est tout autre, très subtil et tout à fait singulier, comme lui appartenant en propre.

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Si le géométrisme est très marqué dans le « détail » du tableau ainsi isolé, il l’est beaucoup moins dans cet autre « détail », dans lequel le système chromatique n’est plus du tout le même non plus :

On a ici un nouveau petit tableau, très allongé ; et très beau, indéniablement ; assez « japonais » ; très raffiné, très pur, subtil, méditatif, sur lequel il est possible de s’attarder très longtemps, sans en épuiser le charme indicible. Avant que de reprendre, au hasard, sa promenade visuelle, vers un autre fragment d’un tout autre style pictural.

tableau dans le tableau, ou un tableau dans le tableau dans le tableau, à l’infini.Ce qui peut ainsi permettre aussi, entre autres combinaisons possibles, non plus d’isoler l’élément-« fusée » (ou l’élément-« carte bancaire ») comme précédemment, mais de le réintégrer au groupe de formes qui se trouve sur sa gauche.

Et à nouveau, c’est un autre tableau, harmonieux, équilibré, cohérent formellement et chromatiquement qui apparaît :

Ce faisant, toute impression figurative disparaît et, avec elle, toute tentation d’interprétation narrative. On n’a plus ici qu’un assemblage heureux de formes librement géométriques, « triangles », « rectangles » et « losanges » approximatifs ; formes ramassées ; ou allongées, sortes de bâtonnets en lévitation.

On remarque alors que « l’élément-fusée », composé lui-même d’éléments empilés, dont un triangle, lui-même en partie jaune, vient rejoindre un groupe d’autres éléments jaunes (ou orangé), lesquels, tous ensemble, viennent à former une sorte de grand triangle équilatéral jaune. Ou, si l’on préfère, qui constituent une forme éclatée, pouvant être inscrite dans un triangle équilatéral.

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Mais si, à toute force, on cherche ici la « carte bancaire », on la trouve bien aussi, à y regarder de près, dans ce « rectangle » qui s’effile en « cône » du fait de la « perspective ». Au dos d’une « carte bleue » (ici verte), ne trouve-t-on pas en effet une bande longitudinale noire (ici jaune) ? (Il ne serait en effet pas illogique du tout que le bleu de la « carte » fût remplacé par les deux autres couleurs qui, en son absence, la présentifient néanmoins le mieux : la couleur qui (le jaune), mélangée à elle, donne une troisième couleur (le vert) ?)

Cependant, si l’on oublie le titre du tableau, si l’on ne cherche plus à expliquer ce titre ni à entrer par lui dans ce tableau, et que l’on revienne simplement au tableau lui-même, dont on a vu qu’on pouvait en isoler une partie A et une partie B, et donc l’envisager comme un ensemble A+B, on peut alors dire, de manière sans doute plus intéressante, que ce que l’on a sous les yeux, ce sont deux mondes picturaux différents, qui cependant cohabitent au sein d’un seul tableau. Et au lieu que cette juxtaposition ne crée une tension, un conflit, que l’un de ces mondes rejette l’autre, que leur cohabitation ne soit cacophonique, ce qui frappe, fortement, c’est qu’elle est parfaitement harmonieuse.

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A

B

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Or, si procéder ainsi a été possible, et une fois commencé ce mouvement d’analyse du tableau, rien ne saurait empêcher de ne pas s’en tenir là. Un voyage vagabond dans le tableau peut en effet conduire à en isoler chaque élément constitutif, chaque bloc de formes suffisamment signifiant pour pouvoir constituer à son tour un autre

• LA CARTE BANCAIRE/SERIE NOIRE

• LA MORT A ENFIN SONNÉ /SERIE NOIRE

« La mort a enfin sonné » a pour caractéristique, outre de jouer sur le décentrement de la forme, de mêler un élément figuratif à un élément abstrait.

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Toutes ces impressions, subjectives, mais nées d’une analyse la plus objective possible de la matérialité de ce que donne à voir ce tableau, rapportées à son titre, « la mort a enfin sonné » (contraction heureuse, provoquant un fort effet de sens, de l’expression « l’heure de la mort a sonné », à quoi s’ajoute l’idée d’un « enfin », d’une « libération »), conduisent assez naturellement à l’interprétation selon laquelle le tableau, figuratif-abstrait, que nous regardons ici, figure le moment de la mort, cette « heure » de la mort qui « a sonné » et qui, en ce moment-même, « sonne ». Il montre « l’âme », qui est en train de « s’échapper du corps », lequel est figuré par ce « visage » (ou ce « masque de tragédie ») désolé. « L’âme », « emprisonnée dans le corps », s’en « libère ».

Dans cette interprétation on comprend pourquoi le visage/le corps, qui est matériel, visible, sensible, soit représenté de façon figurative, même si très schématiquement ; et « l’âme », qui est immatérielle, le soit de façon abstraite. Ontologiquement, ceci a du sens.
De même que c’est esthétiquement que le schématisme de la « forme figurative », qui la fait tendre vers l’abstraction », permet d’unifier le tableau, en atténuant le plus possible l’écart entre l’élément figuratif et l’élément abstrait.

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Les formes (il y en a trois) abstraites, sont décentrées, et semblent s’échapper vers le haut. L’une d’elle est déjà sortie en partie du cadre. L’effet produit est que ces trois formes abstraites, étaient empilées verticalement, formaient un composé de trois parties distinctes, et que ce mouvement d’ascension du « composé » entame en même temps un processus de dislocation de cet « assemblage » des trois parties,

On identifie en effet nettement un « visage » (ou un masque tragique de Théâtre No), tout à gauche du tableau, de couleur grise, légèrement striée, verticalement, de blanc ou de gris plus clair par endroit, révélant les coups de pinceau :dans un rectangle, irrégulier, et debout s’inscrivent schématiquement des sourcils, des yeux, un nez, une bouche,

Quant à la partie intermédiaire (dont je peine à définir la couleur), il est possible aussi de la ramener, via un petit détour, au même schéma d’interprétation platonicienne. Détour à l’intérieur de Platon, à l’intérieur de la République où, au Livre II,

Allant davantage encore dans le sens d’une représentation « platonicienne » de la libération de l’âme par le corps au moment de la mort, on peut remarquer que, métonymiquement, la partie jaune, lorsqu’on s’en approche, représente une sorte de rectangle irrégulier, séparé en deux par un trait noir, que termine une proéminence..

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Or, en y regardant de plus près, dans le tableau « la mort a enfin sonné », la partie de « l’âme » qui par hypothèse correspond au « thumos », quand on s’en approche, révèle affectivement la « représentation » d’une sorte de buste de « soldat », de profil, d’apparence assez médiévale : on reconnaît son nez, émergeant d’une armure et d’une cotte de maille, tenant devant lieu une espèce de hache ou de hallebarde….

En effet, on ne voit ici que la tête, mais on peut imaginer, plus bas, un corps, notamment un bas-ventre et une poitrine.
Et on peut imaginer également un autre mouvement d’ensemble des trois parties de l’âme que celle qui a été décrite précédemment : la partie jaune (correspondant à la partie sensuelle et désirante de l’âme), « libérée » par le bas ventre ; et la partie (verte ? ocre ? rose ? (l’auteur de ces lignes est daltonien)), correspondant à la partie émotive, « libérée » par le cœur ; auraient pu commencer leur ascension vers le haut du tableau puis l’extérieur du cadre ; tandis que la partie intellectuelle, que la tête serait en train de « libérer », s’apprêterait à aller prendre place au-dessus des deux autres, dont le destin post-mortem ne serait pas d’être séparées, mais au contraire réunies, mais ne plus former plus qu’une seule âme.

Or justement, dans le tableau, significativement, la part la plus élevé et qui commence à s’éloigner hors du cadre, se trouve explicitement apparentée à la tête, de deux manières : elle est de la même couleur qu’elle (dans des tonalités grises – symbole de l’immatérialité et de l’abstraction, par opposition à la variété

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• PASSAGE À L'ACRYLIQUE

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« Une tristesse se dégage de l’ensemble, que compense cependant la cocasserie des titres, qu’à première vue rien ne semble rattacher au sujet, à l’exception du deuxième tableau, où l’on peut effectivement reconnaître une « roue », approximativement circulaire, avec ses quatre rayons – à la vérité, d’avantage une croix inscrite dans une forme ovoïde.

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LA ROUE DE PÉPIN LE BREF : 3 PROPOSITIONS

2017 : passage, après les essais à la gouache sur papier, à l’acrylique et, d’emblée, trois toiles magnifiques : « je suis de l’eau de là » ; « la roue de pépin le bref » ; « mon âme qui tombe ».

Le support des gouaches était rectangulaire, format paysage le plus souvent (format portrait à deux exceptions). Dans cette trilogie nouvelle, c’est non seulement le support et la matière picturale qui changent, ainsi que la palette, mais aussi, et peut-être surtout le format, qui devient carré. Perfection géométrique, à l’intérieur de quoi s’organise une perfection formelle et chromatique.

• ESSAIS À LA GOUACHE SUR PAPIER

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Manifestement, ces trois œuvres sont, respectivement, une nature morte pour la première ; un portrait pour la deuxième ; et un paysage pour la troisième tout ce que peut et veut la peinture est déjà là.

Une tristesse se dégage de l’ensemble, que compense cependant la cocasserie des titres, qu’à première vue rien ne semble rattacher au sujet, à l’exception du deuxième tableau, où l’on peut effectivement reconnaître une « roue », approximativement circulaire, avec ses quatre rayons – à la vérité, d’avantage une croix inscrite dans une forme ovoïde. Fixée sur un axe cette roue pourrait peut-être tourner. Mais certainement pas rouler. Néanmoins elle peut justifier le titre. Partiellement le justifier. Mais l’humour ici est ailleurs, dans la mention d’un personnage historique : quand bien même on aurait affaire là à une roue, on voit mal en quoi il pourrait s’agir de celle de Pépin le Bref…

La première proposition faite, était que chacun de ces trois tableaux, quoique abstraits, pouvait être rattaché à l’un de ces trois grands genres de la peinture figurative que sont : la nature-morte ; le portrait ; le paysage.

C’est un parti-pris que j’ai eu depuis assez longtemps, lorsque je regardais des tableaux abstraits, de me demander s’ils « représentaient » plutôt des « paysages » ou des « portraits » ; ou si un peintre abstrait auquel je m’intéressait était plutôt un « peintre de paysages » ou un « peintre de portraits ».Cette méthode analogique m’a toujours paru d’une aide précieuse pour entrer dans les œuvres non-figuratives, qui ne montrent rien en particulier, mais dans lesquelles on peut cependant « voir » beaucoup de choses.

C’est à la lumière de ce postulat que « mon âme qui tombe » m’est assez immédiatement apparu être un « paysage », et même, du fait de son titre, un « paysage métaphysique » ; et, « la roue de pépin le bref », un « portrait ».

(En étudiant « j’appartiens à l’eau de là », j’ai hésité : par certains côtés on pouvait y voir un « paysage », par d’autres un « portrait ». Puis soudain je me suis dit qu’il appartenait à un troisième genre, que je n’avais jamais envisagé jusque-là, celui de la « nature-morte », laquelle, en effet, quand on y réfléchit bien, est une sorte de « portrait d’objet(s) » et, en même temps, une sorte de « paysage fait d’objets ». C’est cette hypothèse qui m’a fait ensuite « voir » là un « vase », une « tige », une « feuille », une « fleur » …)

S’agissant plus particulièrement du tableau sur lequel tu m’incites à revenir, « la roue de pépin le bref » (qui est un magnifique tableau), une fois avancé qu’il pouvait s’agir d’un « portrait » (plutôt d’un « portrait » que d’un « paysage »), il était effectivement possible, en le regardant attentivement, d’y voir un « buste », « éclairé » de sa droite par une très forte « lumière ». Une « tête », posée sur des « épaules » buste. Une » tête inclinée », « pendant sur une épaule ».

Ensuite, la deuxième proposition que je faisais, était guidée par un effort d’élucidation du titre, qui n’est pas « le christ sur la croix », mais « la roue de pépin le bref ».

Ce terme de « roue » est susceptible de recevoir plusieurs sens possibles, et je m’étais d’abord orienté vers celui de l’instrument qui tourne et fait tourner, et disais : « l’on peut effectivement reconnaître une « roue », approximativement circulaire, avec ses quatre rayons – à la vérité, d’avantage une croix inscrite dans une forme ovoïde. Fixée sur un axe cette roue pourrait peut-être tourner. Mais certainement pas rouler. »

Le troisième élément est beaucoup plus discutable selon moi, en effet. Il vient du caractère si complètement énigmatique et insondable du titre : « la roue de pépin le bref ». Pourquoi « pépin le bref » ? Je ne pense pas qu’il soit nécessaire de l’expliquer. Je pense même qu’il est bien de laisser subsister l’énigme ; et même, après l’étude approfondie du tableau, de buter sur l’énigme, apparaissant plus énigmatique encore, avant qu’après.

Cependant, je tenais à signaler que Pépin le Bref ( l’un des rois Carolingiens, fils de Charles Martel et père de Charlemagne), ainsi appelé car il était petit, le « bref » signifiant le « court », faisait songer par association d’idées à cet autre supplice consistant à « raccourcir » un condamné, en le décapitant. Et donc, à signaler que la « hache » avec laquelle on coupe la tête, peut être justement être mise en relation avec la « roue » et la « croix ». Or, ce « portrait », qui ne nous montre qu’une « tête » (une « tête coupée » ?), nous la montre figurée par une « roue » et une « croix »… Il y a là quelque chose d’assez saisissant tout de même. Je ne dis pas que ce soit dans le tableau, ni dans le titre du tableau, mais j’ai seulement voulu montrer que des éléments constitutifs du tableau ou contenus dans son titre permettaient effectivement, objectivement, en jouant sur ces signifiants, produire un certain type d’association d’idées. Seuls les œuvres d’art authentiques permettent une telle mise en mouvement des forces sémantiques inconscientes par lesquelles ces œuvres nous remuent, nous bouleversent, nous parlent au plus profond. Et permettent ici d’expliquer en quoi la peinture de Félix ait pu m’apparaître, à travers ce tableau, comme une peinture de la douleur. Ce qu’elle n’est pas uniquement. Mais qu’elle est aussi. Qu’elle est parfois. Très fortement.

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Si c’est du peintre Miro qu’apparaît là le nom, c’est par antiphrase, car c’est plutôt le langage de Bram van Velde qui semble être parlé ici.

L’œuvre de transition aura été « L’ère végétale », qui tout en conservant une palette kandinskienne, ou mackienne, opte pour un géométrisme plus systématique, tout d’abord linéaire.

La verticalité ne vient qu’après. Avec elle le carré, le rectangle ; et aussi, le cube, la perspective ; mais tout en se maintenant dans le plan ; et en renonçant à la séduction de la couleur pure, primaire, pour s’engager vers plus d’austérité chromatique, des bleus mariés à des verts, à des ocres, à des bruns, à des rouges ternes, mélancoliques.

L’essai d’inclure du texte – le titre – dans le tableau (« Le mal qui sort de la terre », « Fécondation entre mêle et femelle » ; « Je suis le créateur) demeure expérimental. Parcimonieux. Mais il n’est pas abandonné et demeurera dans le bagage formel, près à resurgir si besoin (« Je suis le Dieu de la mort », 2017).

Apparemment burlesque, cette assertion cependant se vérifie, en même temps que l’hypothèse que ce tableau est une nature morte. Le cadrage en est audacieux. En bas, à droite, on discerne un vase, bout d’un vase, partie haute et gauche du vase dans la partie droite et basse du cadre. Dans le vase on distingue une tige ; et qui en retombe, une feuille ; et qui en est tombé, un large pétale jaune, qui semble perdu là, étranger à son nouveau milieu, mais qui peut effectivement dire : je suis de l’eau de là, de ce vase, là, à côté.

Quant à la fameuse roue, et si ce n’était pas celle qui roule, mais celle du châtiment ? « Portrait », a-t-il été dit ? En effet : visage christique qui, dans la mort, est penchée sur le côté, comme dans l’iconographie chrétienne, et comme dans l’architecture des églises. Un Christ qui, métonymiquement, porte sa croix sur son visage. Tableau donc du supplice, et du supplicié. Du supplice et même DES supplices, car outre la CROIX on y trouve la ROUE, et aussi, pour faire le compte, la HACHE, « le bref » (le court) ayant en fait été raccourci…

Certes, rien de ce que l’on croit voir dans les tableaux abstraits ne s’y trouve, puisqu’ils sont non-figuratifs. Mais par ailleurs, tout ce qu’on y voit s’y trouve. Et même que tout ce qu’on n’y voit pas encore s’y trouvera quand quelqu’un, voulant l’y chercher, saura l’y trouver. Privilège des œuvres abstraites de pouvoir être sans cesse reprises, et reprises, et réinterrogées.

On note en effet un certains « déséquilibre » dans la conception de ces deux tableaux, surtout dans le deuxième où les éléments colorés sont rassemblés dans le bord supérieur gauche du tableau. Sans naturellement qu’ici parler de « déséquilibre » ne revienne à formuler une critique esthétique et à pointer un défaut de construction.

Il s’agit simplement de noter que Félix a voulu déséquilibrer la composition, un peu dans le premier tableau, davantage dans le second, et peut-être, éventuellement, pour ce faire, ajouter du noir pour réduire la part d’éléments colorés.

En fait, toutes ces questions quant à la genèse de ces deux tableaux, ne font qu’ajouter encore à l’intérêt très fort qu’ils suscitent par ailleurs : dans le traitement de la couleur, qui est très subtil ; dans le rapport entre les images créées et le titre qui lui est donné ; dans la présence de l’élément figuratif au sein de l’univers abstrait dans l’un des deux tableaux au moins.

Ces premières observations convergent toutes vers la même conclusion provisoire : il est difficile de définir ici le système pictural auquel on a affaire ici, alors qu’il est pourtant très manifeste que l’on se trouve face à un système pictural bien spécifique, et qui cependant donne lieu à deux œuvres très différentes.

Un « système » qui, cependant, n’a pas été systématisé. Puisqu’il n’a été employé que ces deux seules fois. Et abandonné ensuite.
« Système » cependant puisqu’il donne lieu à deux tableaux. « Série », donc, malgré tout, même si limitée à ces deux tableaux.

 « Période ». Brève. La « période noire ».

Parenthèse dans l’œuvre. Qui appartient malgré tout à cette œuvre.

Expérimentation. Dont peut-être il est resté quelque chose, que l’on retrouvera ailleurs. Ou qui aura été destinée à demeurer isolée.

Laissons ce questionnement ouvert pour le moment. Et faisons successivement face à l’un et l’autre de ces tableaux, en commençant par celui-ci :"la mort a enfin sonné".

(À l’inverse, on peut observer que les trois formes abstraites sont traitées de manière « figurative » : de petits détails, très précis, y sont dessinés en noir, comme s’ils « représentaient » exactement « quelque chose », sans qu’on sache exactement quoi. De ce point de vue, paradoxalement, c’est ce « visage » qui, très schématisé, apparaît plus « abstrait » que cette « âme ».)

La lecture métaphysique qui vient d’être faite de ce tableau, qui y voit une « âme », « quittant » un « corps », pourrait avoir contre elle que c’est non une entité, une « âme » qui s’échappe de cette tête, « domicile » traditionnel de l’âme, ou « esprit » ; mais trois.
En réalité, il faudrait plutôt dire que si la conception implicite de « l’âme » qu’on trouve ici, qui, n’étant pas unique, ne peut donc être une conception de type chrétien, peut tout à fait, en tant que celle d’une « âme triple » , être assimilée à une conception de type platonicien.

On trouve en effet chez Platon (dans la République, Livre IV), l’idée d’une tripartition de l’âme : une partie, le noûs (la raison) se trouvant dans la tête ; une deuxième, le thumos (la passion) se trouvant dans le cœur ; et une troisième partie, l’épithumia (le désir sensible, l’appétit) se trouvant dans le bas-ventre.
De sorte que, comme dans le tableau, on a un empilement vertical des trois parties de l’âme : sa part intellectuelle, sa part émotive et sa part sensuelle.

Le « visage », dans cette « tête », est figuré par une croix, qui lui donne une apparence de « souffrance », ou du « sommeil de la mort ». Cette ambiguïté est rendue possible par le caractère très schématique donné par cette seule croix au « visage » représenté.

Cette interprétation est subjective, certes, mais elle n’est pas arbitraire : elle est fondée sur un certain nombre d’éléments objectifs.

Cette interprétation, par ailleurs, ne prétend nullement dire que ce qu’elle « décrit » est ce que Félix a voulu représenter. Elle essaie de rendre compte de l’impression suscitée par le tableau, de se l’approprier en lui cherchant un sens, de la mettre en relation avec d’autres œuvres ou d’autres types d’œuvres d’art, produites par l’art figuratif. Apparaît alors ici une possible résonnance avec la peinture religieuse. Ce qui est inattendu, n’était pas prévu, mis cependant s’argumente, en creusant, en regardant de nouveau, de plus près.

D’où l’idée que la « figure » ici représentée est une « figure christique ». Car la position du « sujet » représentée est celle du Christ sur la Croix. Et parce que son visage est figuré par une croix.

Le moyen de l’abstraction permet ici un processus très efficace de condensation de l’image christique : on ne voit pas un personnage sur une croix, à la tête penchée sur le côté ; on voit une tête penchée, qui est en forme de croix. Les éléments constitutifs essentiels de la Crucifixion sont donc là, mais réduits à leur essence. Voilà pourquoi, selon moi, cette image peinte est si forte.

On peut, sans trop exagérer l’interprétation, voir au-dessus du trait le bas d’un ventre, au-dessous du trait le haut de cuisses, la protubérance figurant assez nettement des organes génitaux (possiblement, un pénis en érection) : cette partie de l’âme qui, chez Platon, réside dans le bas-ventre, se trouve avoir ici la forme d’un bas-ventre.

la « Cité Juste » est décrite à partir de cette tripartition de l’âme, qui détermine 3 classes de citoyens en fonction de la partie dominante de leur âme : les artisans, les agriculteurs, les marchands, chez qui domine le désir matériel (épithumia) ; les gardiens, les soldats, chez qui domine le l’agressivité et le courage (thumos) ; les magistrats, les gouvernants, chez qui domine la raison (noûs) et qui, eux-mêmes, dominent les deux autres classes.

chromatique de la réalité sensible) ; et elle peut très clairement sembler, par sa position et son mouvement, s’échapper de la « tête ».
Ce qui pourrait d’ailleurs, de ce fait, fournir une autre interprétation que celle d’un composé des trois parties d’une âme s’échappant d’un corps et commençant à se séparer et à s’éloigner les unes des autres.

l’une d’elle, semblant « sortir » du cadre, s’en échapper vers la gauche.On peut imaginer ce processus se poursuivant, les trois formes complètement sorties du tableau, ne laissant subsister seule que la forme-visage, et les trois formes disparues s’en allant, chacune de son côté, vers le haut, dans l’arrière du tableau, errant, perdues, dans l’immensité noire se continuant indéfiniment dans tout l’entour du tableau. Ou chacune, au contraire, regagnant son « lieu » propre, déterminé, hiérarchisé.

à l’expression de tristesse ou de colère ou de peur,on ne saurait le dire exactement, un peu des trois émotions mêlées, peut-être, en tout cas ni joie ni gaîté, ni sérénité. L’arrondi de l’une des « longueur » du « rectangle », légèrement courbée, figure, très schématiquement elle aussi, une joue.

La position des « sourcils » et du « nez », de la « joue », crée un effet de perspective ; manifestement, ce « visage », « regarde vers la droite du tableau.

Cette forme (unique), figurative, est centrée verticalement par rapport au bord gauche, positionnée sur l’axe médian du tableau.

Ces trois tableaux sont des réussites absolues. C’est comme si le dessin qui s’était cherché une année durant s’était tout d’un coup trouvé, distribuant les masses et rendant possible l’équilibre des couleurs. Le nouvel outil technique permet de préciser les lignes, de définir les champs colorés, d’individualiser les objets qui sont représentés, et qui, quoique abstraits, semblent exister réellement, être tirés du monde. Ils sont vivants. Et charnels.

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Fixée sur un axe cette roue pourrait peut-être tourner. Mais certainement pas rouler. Néanmoins elle peut justifier le titre. Partiellement le justifier. Mais l’humour ici est ailleurs, dans la mention d’un personnage historique : quand bien même on aurait affaire là à une roue, on voit mal en quoi il pourrait s’agir de celle de Pépin le Bref… […]

Quant à la fameuse roue, et si ce n’était pas celle qui roule, mais celle du châtiment ? « Portrait », a-t-il été dit ? En effet : visage christique qui, dans la mort, est penché sur le côté, comme dans l’iconographie chrétienne, et comme dans l’architecture des églises. Un Christ qui, métonymiquement, porte sa croix sur son visage. Tableau donc du supplice, et du supplicié. Du supplice et même DES supplices, car outre la CROIX on y trouve la ROUE, et aussi, pour faire le compte, la HACHE, « le bref » (le court) ayant en fait été raccourci… »

On voit que cette interprétation était problématique, et que déjà l’idée de « croix » à l’intérieur de cette pseudo - « roue » était ce qui faisait problème.Ce n’est qu’ensuite que m’est revenu le souvenir que la « roue » était un mode de torture traditionnel dans l’Antiquité et au Moyen-Âge.

Or la « croix » en est un autre. Et la rencontre ici de la « roue » (vaguement reconnaissable dans le tableau et nommée dans le titre) et de la « croix » (non nommée dans le titre mais très évidemment reconnaissable dans le tableau) provoquait ici un choc de sens assez fort, permettant de dire que cette toile évoquait le « supplice », les « moyens du supplice », à travers la « roue » et la « croix », et qui explique que le tableau si beau, ait l’air si triste, si désolé, qu’il soit si poignant.

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L’autre tableau de la « période noire », intitulé « la carte bancaire », est beaucoup plus énigmatique, car rien de ce qu’on voit n’est à premier abord identifiable, interprétable. La confrontation avec son titre n’aide pas non plus. Au contraire. Le titre rend encore plus obscur le tableau. Qui est infiniment énigmatique.

Ce tableau, de prime abord, il ne semble pas possible de le comprendre. Ni de l’expliquer. Peut-on au moins le décrire ?

Mais comment le décrire ?

Peut-être en cherchant une structure d’ensemble, laquelle se dérobe d’abord, mais semble commencer d’apparaître si l’on trace en imagination un axe vertical, le séparant en deux parties inégales, pour considérer, à gauche une partie (appelons-la partie A), occupée par les 3/5 environ du tableau, et à gauche, une partie B occupée par environ les 2/5 restants.

Ainsi est mise en évidence une des particularités principales de ce tableau : dans cette plus grande partie A du tableau, située à gauche, le fond noir apparaît plus fortement et plus régulièrement saturé de formes colorées, « flottant » au-dessus d’une sorte de « sol », brun et bleuté.

L’on voit bien que cette partie du tableau est parfaitement équilibrée, et qu’une grande harmonie se dégage de l’image ainsi isolée, révélant un grand sens de la composition. Du rythme. De la répartition des masses. De la couleur.

Dans la partie B, plus étroite, l’espace noir, au-dessus de ce « sol », apparaît beaucoup plus aéré :

(Si, pour l’anecdote, l’on cherchait une « carte bancaire » dans ce tableau pour en justifier le titre, on pourrait finalement la voir peut-être ici ; même si l’on pourrait également y voir – car cette manipulation de l’espace pictural faisant soudain apparaître un tableau dans le tableau, introduit du même coup un peu de figuration dans cette... jusque-là rigoureuse abstraction –,

une sorte de « fusée » qui « décolle », s’arrachant au « sol » en une « trajectoire » parabolique, qui l’emporte « vers le haut », et vers « sa gauche », laissant sur sa droite un très haut, un très beau, « paysage » vertical ; « fusée » qui par un « effet d’optique » prend elle-même la forme un peu la forme parabolique de son mouvement ascendant. On distinguerait alors, nettement, les différents « étages » de la « fusée » verte et jaune.

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Et « mon âme qui tombe », quand le « paysage » est totalement immobile, solide, stable, massif, épais plateaux à peine séparés par d’étroites gorges ? Mais l’âme ne se voit pas et l’on ne peut non plus la voir tomber. Ce qu’elle peut faire cependant, qu’elle faisait chez Platon, les âmes, existant de toute éternité dans un ailleurs céleste, « tombant », pour leur malheur, mais, par bonheur, momentanément, dans des corps.
Tout en pouvant dire, au sens propre : « je suis de l’au-delà ».Ici, humour, toujours, et jeu de mots, c’est «de l’eau de là » que « je suis ».